« La seule chose qui l’angoissait le plus, c’était le temps qu’il lui restait à vivre: tous les malheurs et les tourments qu’on risquait de lui infliger avant la miséricorde finale »…Gros coup de coeur pour ce thriller captivant…
L’auteur:
Christopher Brookmyre, écrivain écossais né le 6 septembre 1968 à Glasgow, est un journaliste indépendant auteur d’articles sur le football et le cinéma. En 1996, parallèlement à ses activités journalistiques, il entame une carrière d’écrivain avec Un Matin de Chien, considéré par Claude Mesplède comme « « œuvre cruelle, dure, mais aussi cocasse, avec des moments de folle drôlerie », emblématique du mouvement littéraire du Tartan Noir, forme de fiction criminelle particulière à l’Ecosse, trouvant ses racines dans la littérature écossaise et influencé par le roman noir américain, notamment Dashiell Hammett, Raymond Chandler et James Ellroy, pour la nouvelle génération. La vision du monde du Tartan Noir se caractérise par un cynisme fatigué de la vie, avec un côté désespéré.
Il est l’auteur de plusieurs séries, dont certains titres encore inédits en français. En collaboration avec son épouse médecin anesthésiste, il a écrit deux romans sous le pseudonyme d’Ambrose Parry, à ce jour non traduits. Mais il est surtout connu pour sa série consacrée aux enquêtes du journaliste Jack Parlabane dont il a écrit huit opus (pas tous traduits).
Le roman:
Coupez!, The Cut dans la version originale parue en 2021, a été publié par les éditions Métailié en 2022, dans la collection Métailié Noir. Le style est soigné, l’écriture élaborée et familière à la fois, mélange détonnant très plaisant à lire: « Dès l’instant où il avait mis les pieds dans cette résidence universitaire, il avait eu le sentiment de ne pas être à sa place, et pas grand-chose, dans ce qui s’était passé depuis, n’avait atténué cette impression. Il aurait été rassurant d’apprendre que tout le monde ressentait cela en débarquant à l’université, en débarquant dans la grande ville, en découvrant la vie loin de chez soi, mais il avait la sensation d’être un débutant entouré de vétérans. » (Page 19)… »Sans moufter, Jerry marcha jusqu’à sa chambre, où il jeta son sac à dos et sa battle jacket sur son lit, avant de refermer la porte. Moins de dix secondes plus tard, des coups insistants firent trembler cette dernière…Une partie de lui avait envie de laisser ce branleur planté là, de verrouiller la porte et d’enfiler ses écouteurs, mais il savait que cela ne ferait que repousser le problème. » (Page 20).
Construction complexe: dans un premier temps, on suit les destins parallèles de Jerry et de Millicent, jusqu’à ce qu’ils se rejoignent. De nombreux flash-backs en 1993 nous font revivre le passé de cette dernière jusqu’au drame qui a brisé sa vie.
Fil rouge: les films d’horreur, en particulier « Mancipium, dernier film sur lequel Millicent a travaillé avant le meurtre qui a fait basculer sa vie. Considéré comme un film maudit: « On ne se souvient de lui que pour les morts qui lui seraient associées, et non pas pour ce qu’il aurait pu avoir à dire. Il n’est jamais sorti. Son réalisateur s’est suicidé. Son producteur a très certainement été assassiné. Donc, même si l’on n’accorde aucun crédit à ces histoires de malédiction, il faut bien reconnaître qu’il s’agit là d’un projet pour le moins infortuné, qui a attiré plus que sa part de malchance. » (Page 182).
Thèmes: erreur judiciaire, complot politique, tuyautage de la police, services secrets britanniques; mais aussi le pardon et la résilience
L’intrigue:
Un an que Millicent est sortie de prison. Il faut dire que la réadaptation à la « vie normale » est laborieuse. La belle-soeur de son frère, Vivian, lui a proposé une chambre dans la maison qu’elle partage avec son amie Carla. Ne sachant quoi faire d’autre, elle a accepté. Mais certains réflexes qui ont la vie dure l’empêchent de tourner la page, de laisser loin derrière elle un passé qu’elle s’efforce d’oublier à tout prix: « …elle se surprenait encore à attendre devant les portes, jusqu’à se rendre compte, un peu tard, qu’elle n’avait pas besoin d’une permission pour les ouvrir. » (Page 29)
Jerry, pour fuir la mort imminente de sa grand-mère, la seule à avoir pris soin de lui depuis l’âge de deux ans, n’a rien trouvé de mieux que de devenir le guetteur de Roscoe, un chef de bande minable, arrogant et brutal. Après le décès de la vieille dame, il décide d’honorer la promesse qu’il lui a faite de prendre son avenir en main. Il s’installe à Glasgow pour étudier le cinéma. Toujours aussi fauché. Même si les cours lui plaisent, il a constamment l’impression de ne pas être à sa place. C’est alors qu’il tombe sur une annonce qui va changer sa vie: « Logement étudiant bon marché à Hyndland », dans une grande demeure d’un quartier chic. La seule condition est de passer un peu de temps avec ses logeuses, charmantes vieilles dames qui pensent ainsi rester connectées au monde qui les entoure.
Il y fait la connaissance de Millicent, une ancienne spécialiste des maquillages et des effets spéciaux dans les films d’horreur de série B, films pour lesquels Jerry voue un véritable culte, particulièrement « Mancipium », film maudit jamais projeté, dont les effets spéciaux ont été réalisés par Millicent au moment du meurtre de son amant.
Un jour, elle tombe sur une photographie qui l’intrigue au plus haut point. Et l’incite à découvrir pourquoi elle a passé 24 ans en prison pour un meurtre qu’elle n’a pas commis. Car l’homme de la photo ne peut pas être Markus Laird, pour la bonne raison que le jour où elle a été prise, il était mort depuis deux jours.
Jerry s’interroge: peut-il faire confiance à la vieille dame? Pourquoi a-t-elle écopé d’une peine aussi lourde? Pourquoi tous ses appels ont été rejetés, fait plutôt inhabituel en Ecosse? Malgré ses doutes, il accepte de l’aider dans la recherche de la vérité, même si cela signifie que leurs vies sont en danger. Car le seul moyen pour Millie de trouver des réponses est d’interroger les personnages louches qu’elle fréquentait lors du tournage de « Mancipium »…
Les personnages:
- Millicent Spark: âgée de 72 ans, ancienne maquilleuse se films d’horreur; courageuse, taiseuse, opiniâtre.
- Vivian: belle-soeur d’Alastair, frère de Millie; ancien professeur de droit; optimiste infatigable, irradie d’enthousiasme malgré ses 75 printemps; patiente, généreuse, gentille.
- Carla: amie d’études et co-locataire de Vivian; divorcée.
- Jerry Kelly: fan de métal, orphelin de mère, n’a jamais connu son père; né à Dreghorn, âgé de 18 ans; garçon naïf mais courageux.
- Roscoe: petite frappe avec qui Jerry faisait des cambriolages dans sa vie d’avant.
En conclusion:
Avec Coupez!, Chris Brookmyre propose un thriller puissant, érudit, intelligemment construit, totalement addictif. Les nombreuses anecdote cinématographiques, que ce soit à propos de films, d’acteurs ou de tournages, offrent à l’intrigue un soubassement de réalisme. Un peu comme si on lisait une monographie sans le côté didactique qui pourrait en rebuter plus d’un. Emporté par le rythme mené tambour battant, le lecteur ne s’ennuie pas une seconde.
Le+: la façon méthodique dont l’auteur met le décor en place: scène après scène, comme dans un film: la vie de Millicent un an après sa sortie de prison; la vie de Jerry après son installation à l’université de Glasgow; puis leur destin commun une fois que leurs routes se sont croisées, avec les immersions dans le passé de Millicent pour comprendre ce qu’il se passe dans le présent.
Un véritable coup de cœur donc pour ce roman captivant qui se lit d’une traite tant le lecteur est emporté par son intrigue bien ficelée, par la puissance de son récit, par ses personnages attachants malgré leurs zones d’ombre. La vie n’est ni noire ni blanche, mais composée d’un camaïeu de gris dont les nuances se déclinent à l’infini. A chacun d’y tracer sa route avec bienveillance, sans céder aux sirènes du mal.
Citations:
« Le père de Lucio disait toujours que si on voulait être heureux, il fallait désirer le travail davantage que la récompense. Et si on voulait travailler, il fallait être prêt à se salir les mains. » (Page 52).
« Et je dois reconnaître qu’il y aura toujours des députés prêts à se faire un nom en fustigeant les « obscénités abjectes », mais la politique est ainsi faite. Ce n’est pas de l’hypocrisie, juste différentes personnes qui, au sein du même parti, ont des objectifs différents. Un peu comme les journaux qui ont fait preuve d’une telle virulence sur le sujet. Les gros titres peuvent condamner un film en le jugeant moralement corrompu, mais dans la même édition leurs critiques de cinéma vont lui accorder cinq étoiles. » (Pages 100-101).
« Auto-sabotage, là encore. Une partie de lui-même voulait se faire prendre, se faire virer de la résidence, de la fac, parce que cela confirmerait ce qu’il pressentait: qu’il n’avait pas sa place ici. Mais il se rendit soudain compte que c’était lui qui avait décrété cela. Personne d’autre. Il avait passé tellement de temps à envisager toutes les manières dont il n’était pas à sa place qu’il avait négligé toutes celles dont il l’était. » (Page 135).
« Ce qui constituait le crime n’était pas la vanité, mais le fait de posséder la volonté et la foi de s’améliorer, et cette accusation venait toujours d’une personne dénuée de ces deux choses. C’était là le mépris de qui voulait vous tirer vers le bas parce qu’il se savait incapable de grimper plus haut. » (Page 193).