Publié dans Passion polar français

Passion polar français: Tuez-les toutes, Sophie Mancel.

Un second polar qui mérite le détour: une sombre affaire de disparitions d’adolescentes dont les rouages remontent vingt ans plus tôt. Excellent !!

L’auteur:

Sophie Mancel, mère de trois enfants, est juriste. Passionnée de criminologie, elle est l’auteur de deux polars. L’écriture tient une place prépondérante dans sa vie puisqu’elle y consacre plusieurs heures chaque jour. Elle vit dans le sud de la France.

Le roman:

Tuez-les toutes a été publié en 2017 par les éditions Ex Aequo. Il est le second roman de Sophie Mancel. Le premier, intitulé Cette vérité que l’on doit aux morts, a été publié en 2013.

Le style est direct, énergique:  » Duroy gara son véhicule dans ce qui devait être normalement un parking, mais qui ressemblait pour l’heure à une mare. Il rabattit la capuche de sa parka sur sa tête, attrapa la mallette d’analyses dans le coffre et s’approcha d’un petit débarcadère en pierre. Un homme, habillé d’un long ciré, était occupé à écoper l’eau qui remplissait le fond d’une barque. — Salut ! Adjudant Duroy. On m’attend au monastère. — Ouais ! Montez ! Duroy déposa sa valise sur le banc, à l’abri de l’eau et sauta lestement dans l’embarcation qui balança brusquement. Il se rattrapa sur le plat-bord et s’assit sur le banc. Sans un mot, l’homme ramassa sa gaffe, éloigna la barque du quai et godilla adroitement dans l’eau sombre. Les gouttes de pluie martelaient les eaux à la force d’une mitraille. » (Page 52).

L’écriture est soignée (malgré quelques coquilles repérées çà et là). Le vocabulaire, choisi avec soin, s’adapte aux différents locuteurs: « Les deux officiers avançaient péniblement sur un sol noyé par cinq jours de pluie. Ils suivaient un sentier vaseux sous des frondaisons humides. Les arbres tendaient leurs branches chargées d’une eau glacée. Parfois, par une trouée, la pluie tombait plus forte et plus froide. — J’ai lu mon horoscope ce matin, j’aurais dû rester chez moi, déclara le lieutenant. — Que disait-il ?— Votre journée suinte les difficultés. — Vu le temps, celui qui a écrit ça ne risquait rien. C’est desrain-122691_640 conneries ! — Pas d’accord. Je vais baigner dans les contrariétés, ça commence par mes pompes qui vont être bonnes à jeter. — Parce que tu crois qu’avec des escarpins je suis plus à l’aise ? s’exclama la jeune femme en riant. » (Pages 19-20)…et fait preuve d’une grande précision dans les descriptions: « Le légiste hocha la tête, ôta ses gants en les faisant claquer d’un geste sec, les jeta dans une des poubelles et s’approcha d’un écran d’ordinateur. Il entra un code et tapa plusieurs mots sur un clavier. Un texte apparut qu’il fit défiler et il se tourna vers l’auditoire. » (Page 44).

Le roman est construit selon le point de vue des enquêteurs, excepté en deux occasions dans lesquelles on voit le meurtrier en action, symbolisant l’étau qui se resserre. Le lecteur a ainsi le privilège d’assister à l’évolution de l’enquête, que ce soit les procédures, dont voici ici un des nombreux exemples: « Tout autour était déployé un peloton de gendarmes engoncés dans leurs parkas ruisselantes, chaussés de bottes et occupés à installer des trépieds surmontés de projecteurs pour éclairer les rives et à balayer du faisceau de leurs torches les broussailles à la recherche du moindre indice. » (Page 22), ou imagesles nouvelles méthodes d’investigation issues du profilage:  » Il avait suivi une formation outre-Atlantique sur le droit criminel et en avait rapporté une approche plus psychologique du crime, là où ses collègues enquêtaient encore à l’ancienne. Il croyait au profilage et à la victimologie. Il avait appris qu’une victime était rarement victime par le seul hasard d’une rencontre avec un tueur. Elle revêtait un caractère convoité par le criminel et l’étude de sa personnalité apportait souvent de vraies réponses aux enquêteurs. » (Page 66).

L’intrigue:

1995. Deux corps d’adolescentes charriés par la Vienne en crue en huit jours. Enquête menée par l’inspecteur Barakian, à six mois de la retraite. Aucune piste. Aucun indice. Impasse totale. Affaire classée suite au décès de l’inspecteur alors qu’il poursuivait un suspect.

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Vienne

2005. A cinq jours d’intervalles, découverte dans la rivière de deux cadavres d’adolescentes, toutes les deux enceintes, apparemment tuées selon le même modus operandi que 20 ans plus tôt.

Dans le même temps, les archives du monastère sont dévastées. Mais pour quelle raison s’emparer de la liste des élèves d’une école fermée depuis 30 ans? Qui, et surtout pourquoi, a volé les réserves de cierges de plusieurs églises de la ville?

Existe-t-il un lien unissant ces divers événements et si oui lequel? L’enquête menée conjointement par le capitaine Milano et l’équipe de Blainville a-t-elle un quelconque rapport avec l’affaire classée qui a coûté la vie du lieutenant Barakian 20 ans plus tôt? Est-ce le même tueur ou un complice? Autant de questions cruciales auxquelles les deux équipes devront répondre avant qu’une autre jeune fille ne disparaisse à son tour…

Police: de nombreuses allusions au malaise qui règne au sein de la police: manque de moyens se traduisant par des locaux souvent vétustes, l’absence de matériel informatique récent, pas assez de personnel. Le propos de l’auteur n’est pas de s’apitoyer sur le sort de ces hommes qui ont fait de ce métier leur quotidien, pris entre les exigences de statistiques positives et une réalité faite de violence et de désenchantement, mais de montrer du doigt des conditions de travail qui expliquent en partie le taux de criminalité toujours plus galopant, le nombre d’enquêtes non résolues.

Comme le dit le capitaine Milano:  » Vous exercez un métier difficile, en manque de reconnaissance. J’ai entendu parler de suicides parmi vos collègues. — Nous ne sommes pas que des flics. Un cœur bat dans notre poitrine. Nous sommes amenés à enquêter sur des affaires accablantes. On a beau se répéter qu’on ne doit pas être dans l’affect, c’est difficile de se tenir à distance quand on enquête sur des tragédies. Enfin, on essaye d’accomplir notre tâche le mieux possible. » Il ne s’agit pas de réhabiliter une profession complexe et souvent mal connue, mais de comprendre.

Les personnages:rain-2362871_640

Prologue, vingt ans avant:

  • Inspecteur Noé Barakian: fume des gitanes; à six mois de la retraite; langage direct, aime enquêter seul, en vieux loup solitaire; un des meilleurs de son commissariat.
  • Philippe Monsard: jeune recrue, équipier de Barakian pour lequel il éprouve une réelle admiration; fils à papa ayant décidé de s’engager dans une carrière de flic en partant au bas de l’échelle malgré son master en droit.
  • Edouard Devert: propriétaire du journal local.
  • Delile: interne en chirurgie; tuteur légal de son demi-frère Rémi.
  • Rémi Delile: jeune garçon très fragile psychologiquement; orphelin, sous la tutelle de son demi-frère de cinq ans son aîné.

Vingt ans plus tard:

  • Lieutenant Philippe Tavel: équipier du capitaine Milano; adore les vêtements de marque; crâne rasé; originaire de Dordogne, région dans laquelle se déroule leur enquête.
  • Capitaine Eve Milano: 35 ans, cheveux roux, visage constellé de taches de rousseur, traits fins,yeux verts au regard inquisiteur, cicatrice à la tempe; déteste les mondanités; double cursus en droit criminel et en analyse comportementale, a suivi un stage à Quantico dans les locaux du FBI; détachée à l’ENP de Périgueux pour former des enquêteurs judiciaires selon les méthodes du profilage américain; boit du thé vert japonais; citadine dans l’âme, déteste la campagne; femme de caractère et déterminée que l’on sent fragilisée par une douleur qui la ronge de l’intérieur.
  • Christine Dorval: substitut du procureur; ambitieuse et un tantinet carriériste.
  • Olivier Barral: médecin légiste; assez massif, porte des lunettes à forte correction, yeux clairs.
  • Commissaire Desclin: soixantaine fringante; cheveux blancs coupés en brosse, visage bronzé; a suivi une formation outre-Atlantique sur le droit criminel; croit au profilage.
  • Major Blainville: gendarme responsable de l’enquête; fume la pipe; misogyne, de la vieille école, a fait sa carrière en gravissant les échelons; veut tout contrôler, refuse de collaborer avec d’autres services; très courageux, bosseur inépuisable, sait coordonner ses hommes.pipe-3091379_640
  • Père Etienne: torse puissant, bras musclés, physionomie d’un ancien rugbyman; moine depuis dix ans; homme à tout faire du monastère.
  • Didier: beau-frère du lieutenant Tavel; petit, très corpulent, bedonnant, petits yeux brillants; travaille à l’hôpital; rencarde un journaliste.
  • Docteur Bessard: médecin légiste collègue de Barral; bel homme avec de beaux yeux gris un peu tristes, front haut, mains élégantes; mélomane, manières de gentleman.
  • Victor Duroy: adjudant, bras droit de Blainville; master en droit pénal a échoué au concours d’avocat, spécialisé en identification criminelle.
  • Hervé Maubusson: propriétaire de la grotte où a eu lieu le premier crime; taille moyenne, un peu enveloppé, cheveu clairsemé.
  • David Debanne: psychologue comportementaliste; quarantaine grisonnante, longue balafre sur la joue droite, paupières tombantes, lèvres fines, beau sourire; études en criminologie et psychopathologie.
  • Frère Benoît-Joseph: prêtre à l’église Saint-Etienne, grand et maigre, cheveux coupés en brosse, petits yeux bleus dénués de bonté.

L’ambiance:

Le climat comme fil rouge: la pluie qui tombe sans discontinuer tout au long du déroulement de l’intrigue, au point que la préfecture a déclenché l’alerte « vigicrues », crée une atmosphère de fin du monde: les routes de campagne submergées rendant la circulation difficile, la rivière presque en crue, les accès aux grottes compliqués, les investigations en extérieur toujours plus ardue, les hommes contraint de revêtir bottes et parkas…city-2367375_640

En plus de la pluie qui tombe sans discontinuer, des nappes de brume s’élèvent des eaux de la rivière, enserrant la ville dans une gangue cotonneuse, estompant les pourtours des bâtiments, rendant les choses encore plus compliquées:  » Les pluies des six derniers jours, qui n’étaient plus absorbées par les sols détrempés, avaient fait monter le niveau des rivières. La cote d’alerte était largement dépassée. Les quartiers inférieurs de Périgueux, longeant l’Isle, avaient les pieds dans l’eau, les genoux même, conduisant le préfet à activer le plan rouge pour mettre les populations les plus exposées en sécurité. Les pompiers, assistés de l’armée, élevaient une digue artificielle de sacs de sable pour contenir la montée des eaux dans le centre-ville. La municipalité commençait la distribution d’eau en bouteilles. Les nappes phréatiques étaient polluées par le débordement des égouts. À l’extérieur, des villages prenaient des allures de cités lacustres et des paysans, dont les fermes étaient isolées, se sentaient oubliés de la civilisation » (Page 175). Dans de telles conditions, comment mener correctement une enquête criminelle aussi complexe??

Mon avis:

La construction originale du roman, notamment la présentation des chapitres : précision du jour et de l’heure suivie de la mention « Il y eut un soir, il y eut un matin: premier jour »=> Évoque la Genèse: « Et Dieu fit l’étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l’étendue d’avec les eaux qui sont au-dessus de l’étendue. Et cela fut ainsi. Dieu appela l’étendue ciel. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin: ce fut le second jour.« …et fait écho avec le déluge ininterrompu qui s’abat sur la région pendant la première affaire et pendant la seconde, Dieu manifestant ainsi sa colère contre ses créatures qui lui ont désobéi.bible

Tuez-les toutes m’a littéralement subjuguée: ses scènes d’action maîtrisées; ses personnages à fleur de peau, certains poursuivis pour un passé douloureux, d’autres engoncés dans des préjugés et des principes délétères, toutefois capables d’évoluer au point de reconnaître leurs erreurs de jugement; une intrigue complexe, s’appuyant sur des concepts bibliques, donnant un petit côté érudit au roman; le réalisme des procédures policières et des techniques de la police scientifique.

J’ai également beaucoup apprécié le concept d’enquête jointe entre les forces de police locales et les membres de la cellule spéciale d’analyse comportementale. Le choc entre deux conceptions opposées, mais finalement complémentaires: les méthodes traditionnelles et, il faut le dire, un peu vieillottes de la police et les nouvelles notions issues du profilage à l’américaine. Mais dans la lutte contre le crime et la violence, pas de place pour les combats de coq et les querelles de clocher. Seul compte le résultat !!

Citations:

genèse
Genèse

« Le temps fait oublier les douleurs, éteint les vengeances, apaise la colère et étouffe la haine ; alors le passé est comme s’il n’eût jamais existé. » Citation d’Avicenne. (Page 31)

« Ces représentations, datant du Moyen-Âge, servaient alors à effrayer les populations et à les contraindre à obéir aux règles édictées par l’Église. Les religions drapées aujourd’hui dans les atours du respect et de l’amour de son prochain n’en étaient pas moins comptables de milliers d’innocents sacrifiés sur l’autel de la foi ». (Page 53).

« Celui d’une nature méprisée par des hommes qui avaient exploité honteusement les richesses de leur planète. Ils étaient comme ces gargantuas qui, à force d’excès alimentaires, se rendaient malades sans entendre les signes annonciateurs. La terre était malade. Et si peu d’hommes se portaient à son chevet qu’elle avait décidé de tirer elle-même une sonnette d’alarme avant qu’il ne soit trop tard. Tempêtes, tornades, inondations, glissements de terrain étaient des signes prophétiques de catastrophes à venir.  » (Page 344).

 

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