Publié dans éditions De Borée, crime, enquête criminelle, Paris 1900, Passion polar historique

Passion polar historique: Tuer est un art, Philippe Grandcoing.

Retrouvons Hippolyte Salvignac dans une nouvelle enquête passionnante au cours de laquelle il collaborera avec Maurice Leblanc…

L’auteur:

philippe grandcoingPhilippe Grandcoing est un historien et romancier français né le 6 novembre 1968 à Limoges où il a fait ses études jusqu’à l’âge de vingt ans, avant de rejoindre la capitale pour y achever ses études d’histoire. Ce goût prononcé pour cette discipline lui vient de sa famille « où les traces du passé étaient très présentes où on sentait toute l’épaisseur du temps ». Il obtient l’agrégation d’histoire après avoir soutenu une thèse, à l’université Panthéon-Sorbonne, sous la direction d’Alain Corbin, historien français grand spécialiste du 19e siècle, intitulée Les Demeures de la distinction: le phénomène châtelain dans le département de la Haute-Vienne au XIXe siècle. Depuis 1999, il enseigne l’histoire aux classes préparatoires littéraires du lycée Gay-Lussac de Limoges, tout en continuant ses recherches avec une prédilection pour tout ce qui a trait à la justice et aux affaires criminelles.

Interview de l’auteur

1ère affaire: Le Tigre et les Pilleurs de Dieu

2de affaire: Le Faubourg des Diaboliques

Le roman:

Tuer est un art a été publié en 2020 par les éditions De Borée, dans la collection Ventstéléchargement (1) d’Histoire. Le style de Philippe Grandcoing, particulièrement soigné et fluide,permet au lecteur de se concentrer sur l’intrigue. Son vocabulaire et sa syntaxe opulents confèrent au récit un caractère lettré et instruit, parfaitement adapté pour ce roman érudit et intelligent: « Chacun y alla de son anecdote sur ce qui avait fait rire ou s’indigner la France entière quelques années plus tôt. Félix Faure avait été un président ne manquant ni de panache ni de prestance. Portant beau, aimant le faste et la bonne chère, il avait cherché à redonner tout son lustre à la fonction de chef de l’Etat dans une république parlementaire qui ne voulait pas d’une forte personnalité à l’Elysée. Le fantôme de Louis-Napoléon Bonaparte, assassin de la second république le 2 décembre 1851, y rôdait encore, un demi-siècle plus tard. » (Page 25).

L’équilibre du récit repose sur une juste répartition entre les scènes d’action, les investigations policières, les scènes de vie privée et les passages narratifs présentant le contexte politique dans lequel les personnages évoluent…Tout cela assorti  d’une pointe d’humour: « Tu serais un assassin, tu prendrais le temps de déchausser ta victime, d’essayer ses pompes et ensuite de les lui réenfiler? Tu devrais postuler dans la gendarmerie, Hippolyte, tu as le niveau. » (Page 34)

Construction: sens de la mise en scène: « La nuit commençait à tomber alors que le Rouen-Paris filait à toute vapeur vers la gare Saint-Lazare. Le train était bondé, pris d’assaut par des Parisiens qui avaient profité de ce beau dimanche ensoleillé pour excursionner le long de la vallée de la Seine. Salvignac et Lerouet s’étaient installés sur la plateforme arrière du wagon de queue pour pouvoir discuter en toute discrétion. » (Page 33)…Et scènes d’action vivantes donnent au roman tout son cachet: « Salvignac, noyé au milieu de milliers de manifestants, peinait à avoir une vision d’ensemble de la scène. Il se sentait ballotté par les mouvements de la foule qui oscillait au gré des manœuvres de la troupe. Soudain, il entendit derrière lui le bruit caractéristique des fers à chevaux martelant le pavé parisien. Il se retourna. Des manifestants, repoussés par la charge des cuirassiers, refluaient en désordre vers lui. » (Page 63).

L’intrigue:

Mai 1908. Jules et sa compagne Madeleine ont racheté une auberge située sur les bords de Seine, entre Vernon et Gaillon, nommée l’auberge de la Vierge. Salvignac, qui apprécie particulièrement ce coin de campagne, y séjourne régulièrement. C’est alors que Clémenceau s’invite pour un déjeuner, non pour admirer le paysage mais pour confier à Jules une nouvelle mission: mener une enquête discrète sur le cadavre d’un homme inconnu, criblé de coups de couteau au niveau du coeur, découvert dans un fossé non loin de la maison de Monet, à Giverny; apparemment, l’homme aurait été assassiné plus loin, dans la rivière, et son corps déplacé après le meurtre.

Pourquoi repêcher un cadavre et l’abandonner ensuite sans se donner la peine de le cacher? Pour brouiller les pistes? Quelques jours plus tard, le 31 mai, le peintre Adolphe Steinheil et sa belle-mère sont retrouvés assassinés dans leur maison de l’impasse Roncin, à Paris. Marguerite Steinheil, l’épouse, est retrouvée vivante, ligotée dans sa chambre. Pourquoi Clémenceau s’intéresse-t-il à ce fait divers? En souvenir de la mort du président Félix Faure, décédé neuf ans plus tôt d’une crise cardiaque dans les bras de la belle Marguerite? Pour ses conséquences politiques: « A l’époque, il s’est murmuré que la mort de Félix Faure n’était pas un accident…Que Meg serait repartie de l’Elysée avec des documents compromettants, ou qu’elle aurait tué le président parce qu’il venait de se rendre compte qu’elle l’espionnait pour le compte d’adversaires politiques ou d’une puissance étrangère. A coup sûr, on va reparler de l’affaire Dreyfus dans les jours qui viennent. » (Page 28).

Bien qu’Hippolyte soit promu auxiliaire de police afin de seconder Jules dans ses investigations sur les deux affaires, l’enquête sur le mort mystérieux piétine: le corps n’est toujours pas identifié, aucun témoin ne s’est présenté; la police ne dispose d’aucun indice matériel. C’est alors que le beau-frère de Claude Monet est assassiné chez lui, à Paris, dans des conditions qui rappellent singulièrement le meure d’Adolphe Steinheil.

Quel lien entre ce que la presse appellera « Le Crime de l’impasse Ronsin », la mystérieuse série d’assassinats dans l’entourage du peintre Claude Monet à Giverny et à Paris, et l’affaire des deux pensionnaires de l’hôpital de Rouen décédés peu de temps après leur sortie dans des conditions dramatiques? De la Normandie au Limousin, Salvignac, secondé par l’écrivain Maurice Leblanc, qui se fait fort d’échafauder des théories plus abracadabrantes les unes que les autres, aura fort à faire pour démêler les fils inextricables de ces affaires criminelles, parfois au péril de sa vie.

Allusion à la Brigade mobile: nouvel organe de police créé en 1907, par Clémenceau sur les conseils de Célestin Hennion, directeur de la Sûreté générale, ancêtre de la police judiciaire française, dont la mission est de « traquer les criminels en apportant son aide aux policiers et gendarmes locaux, mener des enquêtes à grande échelle sans tenir compte des découpages administratifs qui entravaient la bonne marche des procédures policières et traquer des suspects sur tout le territoire. » (Page 154) =>Les fameuses Brigades du Tigre.

Les personnages:

De nombreux petits détails, sans rapport avec l’enquête, composent la cohérence des personnages: « Entre temps, Hippolyte avait eu tout le loisir d’étudier l’architecture des maisons à pans de bois des alentours, repérant quelques nouvelles bâtisses médiévales dignes d’intérêt. » (Page 97).

  • Hippolyte Salvignac: ancien antiquaire; écrivain; ami de l’inspecteur Jules Lerouet;
  • Jules Lerouet: inspecteur de police récemment intégré dans la nouvelle brigade mobile de Paris, créée par Clémenceau; ami de Salvignac; compagnon de Madeleine.
  • Madeleine: ancienne prostituée, compagne de Lerouet, propriétaire de l’Auberge de la Vierge avec Lerouet.
  • Adélaïde de Bonnaygues: amie très chère de Salvignac, veuve; châtelaine d’un domaine dans le Quercy.
  • Léon Bourdaix: associé de Salvignac dont il gère le magasin d’antiquités.
  • Clémenceau: chef du gouvernement; grande honnêteté morale; nature chaleureuse et cordiale; mais peut se montrer froid et sans scrupules quand il s’agit des intérêts de l’Etat.marguerite steinheil
  • Marguerite Steinheil: épouse du peintre Adolphe Steinheil; ancienne maîtresse du président Félix Faure; mondaine à la mode, fréquentant le Tout-Paris.
  • Leydet: juge d’instruction chargé du meurtre de Steinheil.
  • Commissaire Blot: sous-chef de la Sûreté.
  • Maurice Leblanc: nouvel ami de Salvignac; écrivain créateur du maurice leblancpersonnage d’Arsène Lupin; passionné par les églises et les couvents normands; beau-frère de l’écrivain belge Maurice Maeterlinck.

Les lieux:

Descriptions minutieuses comme pour un compte-rendu:

Scène du 1er crime: en pleine nature, « l’endroit était à découvert. Tout le coteau était marqueté d’herbages et de blés encore verts. On devinait le fleuve au loin, à travers le rideau d’arbres qui en ourlait la berge. A mi-pente, le chemin se scindait en trois, dessinant une patte-d’oie. Deux sentiers serpentaient entre les parcelles en direction de la Seine… » (Page 79)…Scène autre crime, à huis-clos, dans une « chambre fort bourgeoise…des boiseries sombres couraient le long des murs, surmontées d’une tapisserie murale à rayures verticales. Dans un angle, un grand lit bas avec ses rideaux fleuris. Peu de meubles: une armoire, une commode et une table de nuit. Aux murs, des gravures et des portraits encadrés. Une chambre banale, si ce n’était l’épouvantable désordre qui y régnait. » (Page 44).

Reconstitution historique:

téléchargement (1)Contexte politique: le roman s’inscrit dans un climat politique et social tendu, sur fond d’agitation d’extrême-droite à l’occasion du transfert des cendres de Zola au Panthéon, prouvant que les blessures laissées par l’affaire Dreyfus, qui avait défrayé la chronique quelques années plus tôt, sont loin d’être guéries: « Apparemment, l’extrême droite, bien implantée chez les étudiants des facultés de droit et de médecine, comptait mobiliser ses troupes pour perturber la cérémonie de panthéonisation de Zola. Des tracts circulaient, des réunions s’organisaient dans les arrière-salles de cafés acquis à la cause, des affiches ordurières fleurissaient au coin des rues. Selon certaines sources, ils se murmurait même qu’une insurrection n’était pas impossible et les plus audacieux pariaient sur un mouvement de fronde de l’armée, obligée de rendre les honneurs militaires à celui qui avait dénoncé les erreurs et les mensonges de l’état-major lors de l’affaire Dreyfus. » (Page 48).

Agitation sociale: à cela viennent s’ajouter les grèves des ouvriers menés par la CGT, afin de réclamer l’amélioration des conditions de travail des ouvriers « exploitant les carrières de sable des environs de Paris…Les jours précédents, la grève avait dégénéré en violences de part et d’autre, les grévistes faisant la chasse aux « jaunes », à ceux qui continuent le travail, et les forces de l’ordre avaient dû intervenir avec brutalité pour faire libérer quatre non-syndiqués. « Page 17) =>La police est sur les dents et Lerouet est réquisitionné pour assurer le maintien de l’ordre dans les rues parisiennes.

En conclusion:paris 1900

Le +: la fiction habilement intégrée dans la réalité: Maurice Leblanc qui demande à Salvignac des renseignements pour son prochain roman, et qui aide ce dernier dans ses investigations en décortiquant les meurtres sur lesquels il enquête, comme s’il écrivait un roman policier; évocation d’un crime célèbre (le crime de l’impasse Ronsin) diluée dans une enquête policière fictive; répercussions de la panthéonisation des cendres de Zola sur les enquêtes de Lerouet.

Le ++: côté didactique du roman rendu vivant par les dialogues expliquant certaines notions de façon claire, avec des mots simples et justes, notamment l’impressionnisme: « Je pense qu’il veut nous faire réfléchir à ce qu’st la couleur, la lumière. Ce qui compte, c’est l’effet. Ses tableaux ne sont pas là pour reproduire une réalité, raconter une histoire. Ils sont la saisie d’un instant fugace, une impression à un moment donné. » (Pages 83-84).

Tuer est un art fourmille d’anecdotes et de détails sur la vie mondaine, culturelle et politique de l’époque, créant un canevas sur lequel l’auteur tisse la crédibilité de son intrigue. Un polar historique de grand classe, passionnant et addictif. Des personnages intéressants et attachants que l’on a plaisir à retrouver au fil de leurs enquêtes.

Citations:

« Tout cela n’était qu’un théâtre d’ombres. On jetait en pâture au lectorat quelques demi-vérités et beaucoup de menteries, tandis que juges et policiers travaillaient en coulisse. Puis, un jour, après plusieurs mois d’enquêtes silencieuses, un magistrat décidait de traduire devant la cour d’assises un prévenu, à moins qu’il n’abandonne l’affaire. Si procès il y avait, le public était alors convié à une nouvelle représentation théâtrale, avec ses premiers rôles, ses figurants, ses personnages stéréotypés, son éternel décor et ses éventuels rebondissements. Quant à la vérité… » (Page 38).

« La nature avait été façonnée au fil des siècles par les hommes. Le fleuve, large et majestueux, fendait de part en part de vertes prairies dominées par la masse plus sombre des bois qui couronnaient les plateaux environnants. Les maisons à pans de bois, les jardins fleuris, les troupeaux de vaches laitières, les hommes qui s’activaient aux travaux des champs, les embarcations de toutes tailles et de tous usages apportaient mille touches pittoresques au vaste panorama. » (Page 87).

« Salvignac resta un moment plongé dans ses pensées. Il mesurait tout l’écart qu’il y avait entre la longue enquête à laquelle il avait été mêlé, avec ses mystères, ses rebondissements, et cette conclusion judiciaire. Il se demandait si, finalement, il avait toujours envie d’aider Clemenceau et sa police. Certes, il aimait dénouer les fils d’une intrigue, mais au regard des résultats la satisfaction était mince. Aucun des protagonistes de l’affaire des trafics d’oeuvres d’art dérobées dans les églises n’avait été condamné. » (Page 137).

« Votre personnage de papier, il ne fait pas exploser des bombes, il ne manie ni la dynamite ni le browning. Mais il est telle l’eau tombant goutte à goutte sur un sol calcaire: il va s’insinuer dans les profondeurs, creuser d’immenses cavités, alimenter des rivières souterraines, développer tout un relief karstique invisible en surface, mais qui, à terme, sapera l’ordre social. Néanmoins, pour cela, il faudrait lui donner un peu plus de mordant, davantage d’acidité. » (Pages 162-163).

« De part et d’autre, des bordures d’iris, d’asters, de marguerites et de campanules formaient deux murets multicolores ondoyant sous la brise. On eût dit qu’un jardinier paresseux avait laissé faire la nature. Les fleurs semblaient pousser en touffes désordonnées, se mêlant les unes aux autres dans un foisonnement digne d’une jungle tropicale. A y regarder de plus près, il était évident qu’une telle composition de couleurs, qu’une telle construction de plans et de perspectives, qu’un tel ordonnancement savant des formes ne pouvaient qu’être le fruit d’un projet mûrement réfléchi. » (Page 184).

« Les véritables crimes sont sordides et la plupart des assassins sont bêtes à pleurer. Allez au tribunal, visitez les prisons, vous verrez, il n’y a pas une once de romanesque dans tout cela. Juste des vies brisées. Et c’est ce qui plaît au public. Il se délecte de ça. Cela le rassure sur sa propre existence qui n’a jamais été télescopée par un crime. Il se sait de l’autre côté de la barrière, du bon côté. Celui des vies tranquilles. » (Pages 192-193).

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